Agir contre la corruption : l’appel des juges contre la délinquance financière

Reproduction d’une tribune co-signée par TI France publiée dans Le Monde du 28 juin 2012. 

Quatre-vingt-deux magistrats ont cosigné une tribune dans laquelle ils s’alarment de l’abandon de la lutte contre la grande délinquance financière. Voici leur texte et la liste des signataires.

Tandis que le nouveau président de la République s’est engagé à promouvoir une « République exemplaire », le temps nous semble venu d’attirer l’attention sur les mesures indispensables pour renforcer la confiance des citoyens dans les institutions et ceux qui en ont la charge.

La décennie qui s’achève a vu se déliter les dispositifs de prévention, de détection, d’alerte et de répression de la corruption mis en place dans la période précédente, comme si les exigences de probité et d’égalité de tous devant la loi s’étaient dissoutes dans la crise, comme si le pacte républicain ne passait pas d’abord par la confiance des citoyens dans leurs représentants et les agents publics. Nous affirmons que ce serait une grave erreur de le croire. 

TROIS OBJECTIFS

Après cette longue période marquée, notamment, par la volonté de dépénaliser à toute force le droit des affaires, par le désengagement des services de l’Etat de ses tâches de contrôle et de détection des manquements aux règles qui régissent les marchés publics – zone de risque majeur en matière de corruption -, par la tentative avortée de supprimer le juge d’instruction, par les obstacles dressés par la réforme du secret défense, par l’impuissance des Etats à mettre au pas les paradis fiscaux, par la complaisance trop souvent induite par le statut du parquet, il est urgent de remobiliser la puissance publique sur cet objectif central.

Pour refonder la politique de lutte contre la délinquance financière et la corruption, il n’est nullement besoin de multiplier les nouveaux dispositifs ; il faut d’abord utiliser ceux qui existent et développer leurs attributions, à partir de trois objectifs.

Le premier consiste à se doter de véritables outils de prévention et de détection des atteintes à la probité. En particulier, l’indépendance du Service central de prévention de la corruption (SCPC) devra être renforcée, en le constituant en véritable autorité en charge notamment de l’évaluation des dispositifs anti-corruption mis en place au sein des institutions de l’Etat, des collectivités territoriales et des structures hospitalières. Un organe indépendant de contrôle des marchés publics les plus importants doit aussi impérativement voir le jour.

Le deuxième objectif est de compléter l’arsenal juridique de lutte contre la criminalité économique et financière. Ainsi, une nouvelle infraction d’enrichissement illicite, recommandée par la Convention des Nations unies contre la corruption à laquelle la France est partie, devra être envisagée, qui viendra sanctionner, pour les responsables publics, la non justification de leurs ressources ou de leurs patrimoines. La transposition des traités internationaux concernant les actes de trafic d’influence commis au préjudice d’un Etat étranger devra être assurée, tandis que la jurisprudence de la Cour de cassation sur la prescription des infractions dissimulées, telles que l’abus de bien social, devra être enfin inscrite dans la loi.

RÉFORME DU STATUT DU MINISTÈRE PUBLIC 

La réforme du statut du ministère public vers plus d’indépendance constituera en outre un levier majeur d’action, tandis qu’il restera à prévoir une modalité élargie de constitution de partie civile pour les infractions d’atteinte à la probité, afin de vaincre une éventuelle inertie du parquet.

Enfin, les moyens d’enquête doivent être adaptés à la réalité de cette criminalité et mieux coordonnés. Les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) devront être renforcées, notamment par l’affectation de magistrats spécialisés dans la délinquance économique et financière. La procédure de levée du secret défense, qui, à plusieurs reprises, a montré ses limites, devra être réformée. Des « groupes »financiers devront voir le jour au sein de toutes les directions départementales de sécurité publique (DDSP) pour les affaires de moyenne importance, ce qui permettra de recentrer les services régionaux de police judiciaire (SRPJ) sur le traitement des affaires financières les plus complexes.

Au-delà des discours de réprobation, fussent-ils sincères, c’est bien sur des mesures concrètes que s’évaluera l’efficacité de la lutte contre la corruption.
 

>> Voir la liste de l’ensemble des signataires (magistrats et organisations)

 

Déclarations d’intérêts : le gouvernement n’a pas repris le modèle de la Commission Sauvé

Comme le prévoyait la charte de déontologie adoptée à l’issue du premier conseil des ministres, les membres du gouvernement ont rendu publique leur déclaration d’intérêts.

Pour que ces déclarations aient une réelle utilité, nous avions appelé le gouvernement à publier des déclarations d’intérêts précises selon le modèle élaboré par la Commission Sauvé. Celui-ci demande notamment le détail des activités exercées au cours des 5 dernières années, l’ensemble des participations financières ainsi que des informations sur les activités et les intérêts détenus par les proches.

En dépit de notre appel, le gouvernement a préféré reprendre le modèle de déclaration utilisé par le gouvernement de François Fillon qui avait pourtant montré ses limites [1].

On peut par exemple s’étonner que certains ministres du gouvernement Ayrault n’aient pas souhaité faire mention des activités de leurs conjoints alors même que ceux-ci ont une exposition publique et médiatique (journalistes, chefs d’entreprise…). Seuls deux ministres, Jérôme Cahuzac et Marisol Touraine, ont signalé les activités d’un de leurs proches : Antoine Cahuzac est directeur général d’EDF Energies Nouvelles et Philippe Touraine est professeur de médecine et membre d’un comité lié à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé.

Par ailleurs, aucune information n’est fournie sur les revenus et avantages en nature alors même que François Hollande s’y était engagé en réponse aux propositions de TI France.

Enfin, notre association attend du gouvernement qu’il précise comment les informations fournies seront contrôlées et que la déclaration d’intérêts soit étendue aux membres des cabinets ministériels.

>> Déclarations d’intérêts des membres du gouvernement (tableau)


[1] Comme l’avaient révélé différents sites d’informations, plusieurs ministres avaient « oublié » de mentionner certains intérêts, notamment ceux liés à leurs proches.

 

Un Conseil d’Etat trop politisé, par Camille Mialot

Camille Mialot est avocat spécialiste en droit public. Suite à la lecture de notre rapport « Système national d’intégrité – France », il nous a fait part de sa réaction concernant l’indépendance du Conseil d’Etat. Nous lui avons proposé d’ouvrir le débat sur ce sujet en publiant sur notre blog la tribune qu’il a signé sur le site du Monde le 28 mai dernier. N’hésitez pas à contribuer vous-aussi au débat en laissant vos commentaires au bas de cet article !

François Hollande l’a affirmé, la réforme de la justice sera la priorité. Beaucoup l’ignorent, mais la justice, en France, est divisée en deux : d’un côté, la justice judiciaire avec ses grands dossiers médiatiques – les « affaires » – et aussi son quotidien (les divorces et les conflits entre personnes privées) ; et de l’autre, la justice administrative, plus discrète. Son rôle est considérable puisque le juge administratif tranche les conflits que toute personne peut avoir avec l’administration au sens large : collectivités territoriales, ministre, Conseil supérieur de l’audiovisuel, etc.

Le rôle de la justice administrative est fondamental pour la garantie de la démocratie et de l’Etat de droit, car toute personne concernée doit pouvoir contester les décisions illégales des autorités publiques. Or la réforme de la justice administrative n’a pas été évoquée lors de la campagne présidentielle. Cela signifie-t-il que tout va bien dans la justice administrative ?

Comparativement, la justice administrative semble moins souffrir du manque de moyens que la justice judiciaire. Cependant, elle souffre d’un autre mal très particulier : elle est très politisée. Car, si les juges administratifs du premier degré et de l’appel sont des juges presque comme les autres, les membres du Conseil d’Etat, juridiction suprême de l’ordre administratif, sont recrutés pour partie par la voie de l’ENA et pour partie (la moitié) par nomination par le président de la République.

Dans ce dernier cas, le président nomme qui bon lui semble au sommet de la juridiction administrative, sans recueillir d’autre avis que celui du vice-président du Conseil d’Etat qui est aussi un ex-secrétaire général du gouvernement.

Le président sortant n’a pas dérogé à la pratique instaurée par ses prédécesseurs : il a nommé entre les deux tours de l’élection deux anciens membres de son cabinet au Conseil d’Etat. Aucun des deux ne possède ne serait-ce qu’un diplôme de droit.

Chez nos plus proches voisins européens, en Italie, en Espagne, en Allemagne, il est indispensable de justifier des plus hautes qualifications juridiques (ce qui semble évident nous parlons de la cour suprême !) et d’avoir démontré une aptitude à l’exercice des fonctions de juge.

Comment expliquer aux citoyens, aux entreprises, aux collectivités territoriales qui ont sollicité du juge administratif une décision impartiale dans leurs litiges avec un préfet, un ministre ou le président de la République lui-même, que la question va être tranchée en partie par des personnes nommées en raison de leur proximité du pouvoir politique et qui ne possèdent aucun diplôme de droit ?

Il est normal de s’émouvoir lorsque tel procureur ou tel magistrat judiciaire est nommé en raison de sa proximité avec le pouvoir. Cependant il faut rappeler que cette nomination est soumise à l’avis préalable du Conseil supérieur de la magistrature, et que cette nomination concerne des personnes qui sont déjà magistrats.

Pourquoi les nominations qui interviennent au Conseil d’Etat au bon vouloir du président ne provoquent aucune réaction ? De même suscite de nombreuses interrogations la pratique – ancienne – mais à nouveau constatée dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, qui concerne principalement cette fois les membres entrés au Conseil par le concours de l’ENA, de constituer le vivier des cabinets ministériels.

Cela concerne entre 20 et 30 membres en exercice soit environ 15 % des effectifs. A chaque alternance politique la haute juridiction se vide de ses éléments proches de la nouvelle majorité et se remplit des « perdants » par un singulier principe de vases communicants. Cette pratique est la manifestation d’une proximité avec le pouvoir exécutif qui ne nous semble pas compatible avec l’indépendance que doit manifester le juge vis-à-vis des autres pouvoirs. Et ce curieux mouvement de balancier n’est pas de nature à donner au justiciable l’image d’une justice administrative impartiale en son sommet.

François Hollande a dit vouloir restaurer un Etat impartial. Il se trouve dans la position rare de ne devoir son élection à personne d’autre qu’aux Français. Il a donc l’opportunité de réformer une institution, le Conseil d’Etat, utile et efficace mais qui cumule aussi des défauts dont son extrême politisation. Cette politisation n’est pas compatible avec sa mission juridictionnelle et ne donne pas aux justiciables l’apparence d’une justice impartiale.

Le président pourra penser qu’il y a d’autres priorités que de heurter de front une institution aussi puissante que le Conseil d’Etat. Mais ce serait une vision de court terme, car la confiance des opérateurs économiques tient aussi dans la confiance dans un système juridique. On investit dans un pays car l’on sait à quoi s’attendre en termes juridiques et en cas de litiges avec les autorités publiques. Or comment avoir confiance dans une juridiction suprême dont la moitié des membres sont nommés par le président sans conditions et sans réel contrôle ?