Par Daniel Lebègue, président de Transparency International France
La démocratie française est, au début du 21ème siècle, gravement malade. Jamais sans doute, depuis un demi-siècle, la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de ceux qui ont la responsabilité de conduire l’action publique – les membres du Gouvernement, les parlementaires, mais aussi les élus locaux, les hauts-fonctionnaires, les magistrats – n’a atteint un tel niveau et le phénomène ne fait que s’étendre et s’amplifier année après année. Dans les enquêtes d’opinion, 50% des français déclarent que la démocratie fonctionne mal en France, le même pourcentage considère que les responsables publics n’agissent pas au service de l’intérêt général, 70% qu’ils sont corrompus.
Cette grave crise de confiance résulte sans doute pour partie de l’impuissance des décideurs publics à apporter réponse aux grands enjeux de la mondialisation, de la révolution des technologies de l’information, de la montée de l’individualisme. Mais elle est aussi une crise de l’éthique de la vie publique et de la relation gouvernant-gouverné.
Les rapports récents de Jean-Marc Sauvé et de Lionel Jospin sur la transparence de la vie publique et la prévention des conflits d’intérêts ont opportunément rappelé des valeurs fondamentales qui doivent inspirer ceux qui ont la responsabilité de conduire l’action publique : la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, la probité, la redevabilité (le devoir de rendre des comptes), le respect des engagements pris. Or, sur tous ces points, nos concitoyens font le constat que les actes et les comportements des décideurs publics ne sont conformes ni aux principes fondateurs de la démocratie tels qu’ils ont été énoncés il y a plus de deux siècles par les pères de la démocratie (Montesquieu, Jefferson, déclaration des droits de l’Homme et du citoyen…), ni aux règles de l’Etat de droit, ni – et c’est peut-être plus grave – à ce qui est dit et affiché. De ce point de vue, les affaires Cahuzac et Thévenoud, le non-respect par un ancien Président de la République des règles édictées en matière de financement de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012 ont, dans la période récente, porté un coup terrible à la crédibilité de la parole publique.
Doit-on considérer que c’est l’argent, qui envahit aujourd’hui tous les aspects de la vie en société, qui est à l’origine de cette érosion de l’esprit public ? Sans aucun doute dans certains grands pays démocratiques, aux premiers rangs desquels les Etats-Unis. Un livre de Mark Leibovich, journaliste au New York Times Magazine (This Town, Blue Rider Press 2013), décrit les liens incestueux entre l’argent et la politique qui sont devenus la règle à Washington où « s’enrichir est devenu l’idéal bipartisan. Il n’y a plus ni démocrates, ni républicains, juste des millionnaires ou des aspirants millionnaires ». Mais ce n’est pas le cas en France, où le financement de la vie politique est sévèrement encadré : et où rares sont les hommes politiques et les fonctionnaires qui s’enrichissent en exerçant un mandat public.
Dans les enquêtes et études de Transparency International, la France apparaît d’ailleurs comme l’un des pays où les services publics (justice, finances, éducation, santé…) fonctionnent de manière intègre dans l’ensemble et où la corruption dans la vie quotidienne reste peu répandue. Comment dès lors expliquer cet écart entre la perception d’une éthique de la vie publique très dégradée et la réalité de la corruption et de l’emprise de l’argent sur l’action publique, qui demeure limitée ?
De notre point de vue, ce qui nourrit principalement la défiance des citoyens vis-à-vis de décideurs publics, c’est le manque de transparence, le mélange des genres intérêts publics-intérêts privés, la faiblesse des contre-pouvoirs (justice, médias, associations), l’écart permanent entre le dire et le faire.
Manque de transparence : jusqu’aux lois récentes de 2013, les parlementaires et les élus locaux n’étaient pas tenus de déclarer leurs intérêts, leurs revenus, leur patrimoine mais aussi le montant et l’utilisation de leurs indemnités de frais de mandat, leur réserve parlementaire. Jusqu’à une date récente, aucune règle n’était édictée pour encadrer les relations entre décideurs publics et groupes d’intérêt (lobbying), ouvrir l’accès des documents publics aux citoyens (open data), protéger les lanceurs d’alerte, limiter le champ du secret défense.
Conflits d’intérêts. Qu’il s’agisse de régime des incompatibilités, du cumul des mandats, du passage du public au privé ou réciproquement, la France apparaissait, dans une étude réalisée en 2010 pour la Commission Européenne, par notre association Transparency International, comme le pays le plus en retard en Europe, avec la Slovénie, pour ce qui est des règles édictées et des contrôles mis en place pour prévenir les conflits d’intérêt dans la vie publique. Là encore, plusieurs réformes intervenues depuis 2013 – dont la plus importante est sans doute l’interdiction du cumul entre un mandat national et un mandat exécutif local – marque une volonté de nous doter des meilleures pratiques démocratiques.
La faiblesse des contre-pouvoirs : justice, médias, associations.
Si la réforme du statut du Parquet, sur laquelle s’est engagé le Gouvernement, reste à faire voter par le Parlement, la loi a donné aux associations anti-corruption et aux citoyens de nouveaux moyens d’action : saisine de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, protection des lanceurs d’alerte, droit d’agir en justice. Comme le souligne Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage « le bon gouvernement », c’est sans doute par la société civile, la vigilance et l’engagement des citoyens que pourra se faire l’indispensable vivification de notre vie démocratique.
Intervention de Daniel Lebègue, président de Transparency International France, au colloque de Cerisy d’octobre 2014, en réponse à la question : « l’éthique de la vie publique est-elle minée par l’argent ? «